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Les humeurs quotidiennes ont été reléguées sur Facebook. J'ai dû désactiver les commentaires à cause des spams, désolé.


mardi 15 janvier 2008

Cycle réalisme magique (2) : les ultra-fondamentaux


Pour poursuivre en deuxième étape notre cycle "réalisme magique", posons deux fondamentaux : Magritte et Cortazar.

Un peu de bonne lecture ne peut pas faire de mal. Voici donc, dans son intégralité, Continuité des parcs, texte fondateur du réalisme magique, issu des Armes secrètes, le recueil de nouvelles de Julio Cortazar. Ne manquez pas d'autres textes à l'occasion comme Axolotl, dont le frisson me poursuit depuis trente années maintenant, chaque fois que je passe vers le jardin des plantes à Paris.

Quant à Magritte, on ne présente plus. Les quelques reproductions de ses œuvres ici choisies se suffisent amplement à elles-mêmes pour évoquer le genre.


Continuité des parcs

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l'abandonna à cause d'affaires urgentes et l'ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l'intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoirs et discuté avec l'intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d'où la vue s'étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l'apparence des héros. L'illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s'éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l'entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu'au-delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.


Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s'organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l'homme, le visage griffé par les épines d'une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n'était pas venu pour répéter le cérémonial d'une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du cœur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l'on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu'à ces caresses qui enveloppaient le corps de l'amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l'autre corps, qu'il était nécessaire d'abattre. Rien n'avait été oublié: alibis, hasards, erreurs possibles. A partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacable répétition était à peine interrompue le temps qu'une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.


Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. A son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. A la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l'allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n'aboyèrent pas. A cette heure, l'intendant ne devait pas être là et il n'était pas là. Il monta les trois marches du perron et entra. A travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D'abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l'homme en train de lire un roman.

Julio CORTAZAR, Les armes secrètes (coll. Folio, éd. Gallimard)

samedi 12 janvier 2008

Cela s'appelle l'Aurore

La femme Narsès

Je sens évidemment qu'il se passe
quelque chose, mais je me rends mal compte
Comment cela s'appelle-t-il quand le jour se lève,
comme aujourd'hui, et que tout est gâché,
que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu,
que la ville brûle, que les innocents s'entretuent, mais que les coupables
agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?

Electre

Demande au mendiant, il le sait.

Le Mendiant

Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore.

Rassurez vous, la guerre civile n'a pas décimé Pien : tout va bien ici. C'est que le magnifique lever de soleil saisi hier dans le jardin m'a juste remis en mémoire ces répliques finales de l'Electre de Giraudoux à la si belle teinte mêlée de catastrophe et d'espérance.

Bon anniversaire Jean-Paul !

jeudi 10 janvier 2008

Spéciale carte de voeux : ensemble, communiquons !

Depuis vingt-six siècles au moins, c'est-à-dire depuis Platon et ses adversaires sophistes, l'humanité devrait avoir une claire conscience des relations pour le moins bizarres qu'entretiennent les mots et les choses.

Ainsi de certains mots, rabâchés par l'air du temps, dont la prolifération dans les discours n'indique rien d'autre que leur contraire c'est-à-dire leur amenuisement, leur raréfaction, leur dégradation ultime ou leur vacuité dans la vraie réalité. "Citoyenneté", "Respect", "Valeur", "Avenir", "Pouvoir d'achat" par exemple.

Nous sommes là aux fondements d'une forme de manipulation mentale vieille comme le monde humain qu'on pourrait nommer "idéologie incantatoire", dont les politiques de tous les siècles ont usé sans relâche. Et cela marche encore, pourvu de servir au peuple désirant ce qu'il désire entendre et lui affirmant sans vergogne que les mots sont des choses, pour de vrai, si, si !


La considération de quelques cartes de voeux reçues cette année fait réfléchir. "Ensemble", ça ne vous rappelle rien ?


Hum, hum... Alors pour aller plus loin, rendons les mots aux choses et complétons un chouïa l'œuvre communicante pour la rendre plus authentique.



Voilà qui est fait. La dernière affiche a circulé sur le net au cours de la campagne des Présidentielles 2007. Je n'y suis pour rien, je le jure. Bonne nuit à vous.

PS : et je vous assure bien que les deux cartes de voeux concernées émanent d'organes fort peu proches de not'Président "Ensemble-possible". Et même tout à fait au contraire. Bravo les communicants !